Il est évidemment difficile de commenter un texte qui l’a déjà été par Alejandro Portes, Douglas Massey et tant d’autres… je vais quand même faire de mon mieux.
Je le ferai avec en tête l’expérience française, qui est très différente, mais la différence permet de mieux réfléchir : nous avons par exemple l’équivalent de l’idéologie du métissage, avec le thème républicain, qui interdit dans ses versions les plus pures et dures de considérer dans l’espace public autre chose que des individus libres et égaux en droit. Nous refusons en France les statistiques ethniques, je suis un des rares qui en défend le principe.
Mais je vais me centrer sur ce travail impressionnant, pour faire quelques remarques. Je veux d’abord saluer son caractère international, et pluridisciplinaire, son ouverture à l’histoire autant qu’à la sociologie ou à l’ethnologie. Souvent, la littérature internationale sur ce type d’enjeu est dominée par des auteurs qui s’expriment en anglais, lisent en anglais, et ne se rendent pas compte de leur ethnocentrisme qui est un ethnocentrisme de dominants. Prenez par exemple les grands débats dans les revues en anglais de sciences sociales à propos du multiculturalisme, on n’y évoque généralement que les pensées et les expériences d’Amérique du Nord, de quelques pays d’Europe, d’Australie, de Nouvelle Zélande. Généralement l’Amérique latine n’y existe pas, alors que votre livre montre toute l’importance de ce thème ici.
- Première question : ce travail est une comparaison de quatre pays. C’est déjà un progrès considérable par rapport à bien des travaux, qui ne s’intéressent qu’à un pays. Mais la comparaison internationale, si elle permet de mieux comprendre les caractéristiques spécifiques de chaque cas, en même temps que ce qui les rapproche, ne doit pas être confondue avec une approche globale, qui étudierait d’emblée l’ensemble du problème, en cherchant à comprendre les logiques générales qui façonnent, au niveau spécifique de chaque pays, les enjeux, les débats, les questions de racisme et de discrimination. Depuis une trentaine d’années, les historiens s’intéressent à l’histoire globale, à la global history, ce n’est assurément pas le parti adopté ici, je trouverais intéressant d’en parler, et je reviendrai plus tard sur cet enjeu.
- Deuxième remarque : ce travail entend alimenter le débat public et, de là, éventuellement, aider à éclairer des politiques publiques, en particulier en produisant des données chiffrées sur la couleur de peau, ou sur les discriminations. Je pense que c’est une démarche excellente, mais elle a un risque, celui de voir de telles données servir à des fins elles-mêmes racistes ou discriminatoires. En voici un exemple français : il y a un mois, nous avons eu un petit scandale, avec le maire de Béziers, qui a déclaré qu’il disposait de statistiques ethniques relatives aux élèves musulmans dans les écoles de sa ville. or ce maire est un homme d’extrême-droite, soutenu par le Front national, qui déteste l’islam et les musulmans, ce que nous appelons l’islamophobie. De telles statistiques pourraient lui servir à mettre en place une politique de discrimination.
- Troisième remarque, toujours plus ou moins méthodologique : cette recherche utilise, pour mesurer l’ethnicité ou la race, et apprécier les discriminations, deux approches principales : l’auto-déclaration, dans laquelle la personne interrogée se définit elle-même en termes ethniques, de langue, de couleur de peau par exemple, et, l’hétéro-estimation, par l’enquêteur, qui propose sa définition de la personne interrogée, en matière de couleur de peau. Je ignale qu’en France, ce seraitun immense scandale si on faisait usgae de lapalette de couoeurs copme c’est le cas ici, et même tout simplement si on demandait aux enquêteurs d’apprécier la couleur de la peau des personnes interrogées. J’ai trouvé intéressantes les analyses qui s’intéressent précisément au fait que les deux approches ne donnent pas les mêmes résultats, ce qui permet de mieux réfléchir en analysant justement la distance observée. Ne pourrait-on pas envisager une troisième approche, dans laquelle on demande à la personne interroge comment elle se sent perçue par les autres.
- Quatrième remarque : je suis impressionné de voir que le racisme, en Amérique latine, c’est avant tout les discriminations subies, et les préjugés. Or il existe d’autres formes de racisme : les violences, qui peuvent être meurtrières, les idéologies racistes, comme celles qui ont fleuri au XIXème siècle, la ségrégation. Le choix de se concentrer sur les discriminations et les préjugés me semble pertinent, surtout si je pense à la France, où les discriminations n’étaient guère abordées jusque dans les années 90. Mais peut-on laisser de côté les autres formes ?
- Cinquième remarque : si je m’arrête un instant sur le thème des discriminations, je note qu’elles mériteraient des précisions. S’agit-il de discriminations directes, « blatantes », s’agit-il de discriminations plus subtiles, indirectes, systémiques, qui font par exemple que personne n’est raciste, mais que pour bénéficier d’un emploi, permettre à ses enfants d’accéder à l’école, d’accéder à la santé, etc., il vaut mieux être blanc et riche que noir et pauvre ? Où se font les discriminations, comment, concrètement ?
- Sixième remarque : ce travail circule en permanence, et c’est très intéressant, entre des catégories culturelles (la langue, les traditions), des catégories naturelles (la race, la couleur de la peau, la chevelure) et des catégories sociales (les inégalités, les injustices sociales, la pauvreté, ma mobilité ascendante, etc.). Il me semble que nous pourrions réfléchir ensemble de façon à clarifier ces catégories. D’abord, quand on dit ethnicité, en tous cas en français, on ne sait pas très bien que l’on parle de nature ou de culture, de race, ou de culture. Ensuite parce que le traitement politique de la race n’est pas nécessairement le même que celui de la différence culture : il arrive que des personnes ne veulent pas être définies par la race, ou au contraire, qu’elles souhaitent l’être. Qu’elles en soient fières, qu’elles renversent le stigmate. Le racisme naturalise les individus et les groupes, il les essentialise. Mais quand ces individus ou ces groupes s’auto-racialisent, se définissent par des attributs physiques, cela ne complique-t-il pas l’action publique ?
- Septième remarque : cela débouche sur un point capital, qui est la confusion entre deux types d’action publique, l’une centrée sur les implications sociales d’un racisme structurel, l’autre sur les qualités culturelles de certains groupes victimes de racisme. Si je mets en place une politique d’affirmative action, je mets en place une politique sociale. Je constate qu’un groupe, pour des raisons historiques, est structurellement victime d’injustices et de discriminations, je peux décider de compenser cette inégalité en mettant en place une politique d’équité qui la compensera de façon volontariste. Je proposerai par exemple des quotas pour accéder à l’université comme étudiant. Je dirai par exemple qu’il faut assurer un certain nombre d’inscriptions à des étudiants noirs parce que sinon, les noirs n’accèdent pas à l’université. On peut conteste cette politique, ou l’apprécier, comme c’est semble-t-il le cas au Brésil, où pourtant il y a eu à Brasilia une affaire célèbre, où deux frères jumeaux ont été l’un admis, l’autre refusé comme noir par deux commissions distinctes d‘anthropologues qui devaient trancher sur leur identité de couleur. Mais une politique d’affirmative action n’est en aucune façon une politique de reconnaissance culturelle, on admet par exemple un étudiant noir, mais on ne s’intéresse pas à sa culture. Différemment, une politique de reconnaissance culturelle à l’université dira par exemple que l’on ouvre un département d’études afro-descendantes pour étudier la littérature, la musique, l’histoire des noirs dans tel pays. Ce département n’aura en tant que tel rien à voir avec la lutte contre les discriminations, il ne fonctionnera pas pour corriger une injustice sociale. Je pense que le livre ne distingue pas toujours assez nettement entre ces deux logiques, sociales et culturelles, d’affirmative action (les Français disent : de discrimination positive) et de reconnaissance culturelle. De même, une politique, qu’elle soit sociale ou culturelle, peut viser les individus relevant d’un groupe, ou le groupe tout entier : on peut donner des terres à une communauté, ou à des personnes, accorder des droits culturels à des individus, ou à une communauté. Et il arrive que tout ceci s’entremêle.
- Huitième remarque : plus une société se vit et se pense comme multiculturelle et multiraciale, plus il est possible que chaque groupe compte en son sein des individus qui seront d’une part susceptibles d’être victimes, et d’autre part susceptibles d’être coupables de racisme. Cet aspect fait par exemple que des juifs américains développent un racisme anti-noir tandis que des noirs développent un antisémitisme. Une telle représentation de la société n’apparaît guère dans ces travaux, qui s’intéressent plutôt à situer chaque groupe sur une échelle ou sur une autre de racisme subi. Ne faut-il pas admettre que plus une société se fragmente culturellement, avec des acteurs contestataires qui se mobilisent au nom d’un groupe ou d’un autre, comme le montre très bien ce livre, et plus il faudra envisager une fragmentation des phénomènes racistes ?
- Neuvième remarque : ces travaux, avec d’importantes nuances, montrent qu’un phénomène majeur s’observe partout : la sortie de l’ère dominée par les idéologies du mestisaje. Partout, d’une façon ou d’une autre, l’indépendance et l’affirmation nationale se sont accompagnées de l’idée qu’il faut aller vers la fusion des différences, au profit de la nation. Le métissage, souvent lié à la constitution de classes urbaines pouvant espérer l’ascension sociale, dessine l’image aussi d’une société homogène, et donc quelque peu massifiée. C’est une idéologie, car la réalité est autre, on le voit très bien.
- Ce livre court un risque, me semble-t-il, celui du « nationalisme méthodologique », si bien explicité par le sociologue Ulrich Beck. Il envisage chaque pays dans son histoire propre, son récit national, et on apprend beaucoup de ce point de vue, et il s’intéresse aux pigmentocraties, aux discriminations, à la couleur de peau, etc. dans le cadre de chaque Etat-nation. Ne faut-il pas envisager, pour la suite de tels travaux, une perspective globale, qui tiendrait compte, pour analyser ces questions, de ce qui vient aussi de l’extérieur des Etats nations considérées : les phénomènes migratoires, qui exercent une influence en retour, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui font que les individus, même dans les endroits les plus reculés, appartiennent à des communautés imaginaires planétaires, et pas seulement nationales –vous citez Benedict Anderson, mais pas Arjun Appadurai ! Sans parler de l’économie, ou des grandes initiatives internationales comme la conférence de Durban qui est cité à deux ou trois reprises.
- Onzième remarque : le métissage, les idéologies à la Gilberto Freire, ou à la Vasconcelos se sont développées dans un contexte où il s’agissait de faire entrer culturellement les Noirs et les Indiens –je simplifie- dans la nation et pour certains d’entre eux dans la société. La race, le racisme étaient dès lors niés. Il me semble que l’Amérique latine est entrée dans une nouvelle ère historique, dans laquelle la nation n’a plus la même place, où il ne s’agit plus de la construire, c’est fait, et où divers groupes se construisent dans l’espace public en tant que tels. Le multiculturalisme, ici, c’est en fait l’explosion des modèles antérieurs de métissage ou de blanchiment, le danger, que vous n’évoquez pas vraiment, étant que cela conduise au communautarisme.
Je note que la comparaison est très intéressante aussi parce que l’on voit que le racisme, les discriminations ne sont pas exactement les mêmes s’il s’agit de Noirs ou d’indiens, à la limite, j’ai parfois le sentiment que le vrai racisme concerne avant tout les noirs, que les Indigènes peuvent bénéficier d’un racisme édulcoré, davantage culturel. Mais aussitôt, je me dis qu’il faut tenir compte de ce qui est dit du Pérou, où le social et la race me semblent occuper bien plus de place, s’il s’agit du sort réservé aux Indiens, que la culture.
La couleur de la peau, les attributs physiques, cela concerne tout le monde, certes, mais les Noirs sont plus exposés à un racisme direct. En tous cas, un des formidables apports de votre travail est de démontrer que le racisme aujourd’hui font partie des problèmes des pays étudiés, sont perçus comme tels, et non plus masqués ou niés. Du coup, je me demande si nous continuerons à avoir ces mélanges de nature et de culture, de références à la race et à la culture, ou si nous n’allons pas vers une plus grande netteté. Je note qu’il y a d’ailleurs non pas une « one best way » mais des modèles différents, j’ai été très intéressé de voir par exemple que la Colombie est à mi-chemin entre un modèle mexicain et un modèle argentin, le premier voulant assumer les différences et les synthétiser, le second voulant les oublier et les écarter par le blanchiment.
Je veux donc vous remercier pour cette superbe recherche, qui remet à leurs places ceux qui ne veulent voir que du social et des rapports de classes, et non du racisme et des discriminations raciales, mais qui pose sans arrêt la question sociale ; une recherche qui montre l’importance de la couleur de peau et des attributs physiques, alors qu’on nous parlait tant de la fin de racisme classique et de l’entrée dans l’ère du racisme culturel, mais qui prend très au sérieux les enjeux culturels. Une recherche qui évite les simplifications, est plein de nuances, refuse la pensée évolutionniste ou les idées trop simples. Qui nous montre que le racisme est un mal y compris dans les sociétés démocratiques, sorties de l’autoritarisme et des dictatures. Vos cinq conclusions me conviennent. Y compris vos doutes, in fine, sur les instruments d’analyse : jusqu’à quel point déterminent-ils les résultats, il est toujours utile de s’interroger sur ce que l’on fait. Et comme l’écrit un de nos collègues, Pierre Hassner, de permettre à vos lecteurs d’élever leur niveau de perplexité. MICHEL WIEVIORKA, FMSH, EHESS, France
“Pigmentocracies is a signal achievement in the comparative sociology of race and racism, punctuating Edward Telles’ already distinctive and pionMichel eering research on racial and ethno-national classifications and categorization, The innovations of Telles and PERLA in both demographic and conceptual methodologies will enable students of racial and ethnic politics to apprehend the crucial but often ignored distinction between identity and identification, as well as to explore the tensions and disjunctions between the concerns of governments and elites, on the one hand, and those of poor and marginalized populations, on the other. In providing and unpacking multicountry data, Pigmentocracies‘ conclusions highlight the relationship between identification and inequality often obscured in both nationalist and scholarly explanations of racial exceptionalism, with implications for both North and South America.” MICHAEL HANCHARD, The Johns Hopkins University
“This book breaks new ground with its rigorous comparative approach, which reveals the variety of Latin American attitudes toward and perceptions of racial difference, and with its systematic use of questionnaire data., which allows many standard ideas about race in Latin American countries to be tested in detail – and confirmed in some cases, but challenged in others. Indispensable reading for all scholars and students of race and ethnicity in Latin America.” PETER WADE, University of Manchester
“Based on imaginative, meticulous, and ambitious comparative research, this pathbreaking book shatters the traditional indigenous-black divide and takes the study of race, color, ethnicity, and mestizaje in Latin America to a whole new level. A must read.” ALEJANDRO DE LA FUENTE, Harvard University
“For some time now, national ideologies of racial democracy and mestizaje in Latin America have been under critical pressure, from academics and Black and indigenous rights activists alike. Pigmentocracies shatters these ideologies’ veneer of academic legitimacy, marshaling data that definitively links racial difference with enduring socioeconomic inequality. The study’s color palette method is sure to generate intense controversy, and by extension, healthy debate on how racialization affects people’s wellbeing. Rarely has academic research – through a combination of compelling evidence and actionable arguments – had so much potential to make tangible contributions to racial justice in the Americas.” CHARLES R. HALE, University of Texas at Austin
“Pigmentocracies presents fascinating new findings about racial stratification and attitudes in contemporary Latin America. No other book exists with data like these; no other book can speak directly to the empirical questions addressed in these chapters. A valuable and distinctive contribution to scholarship on race and ethnicity in a major region of the world.” MARA LOVEMAN, University of California at Berkeley
“Pigmentocracies is a significant resource and a welcome addition to the literature on race and ethnicity in Latin America, providing up-to-date findings and analyses rarely found elsewhere. Includes fascinating data that are important for a deeper understanding of race and ethnicity in Latin America.” JAN HOFFMAN FRENCH, University of Richmond
“We have needed this book for a long time. Based on a rigorously comparative survey of racial attitudes and identities in four Latin American countries, it identifies important differences among those countries and one fundamental similarity: the effects of skin color on socioeconomic outcomes and individual life chances. The book is a major research achievement and a model of how to carry out international scholarly collaboration.” GEORGE REID ANDREWS, University of Pittsburgh